Les personnages
Karole Vail
Petite-fille de Peggy Guggenheim et directrice du musée et de la fondation Solomon R. Guggenheim.
Jérôme Zieseniss
Historien et président du Comité français pour la sauvegarde de Venise. On lui doit la restauration du palais royal avec les appartements de l’impératrice Sissi d’Autriche et des chevaux de Saint-Marc.
Emanuela Bassetti
Présidente des éditions vénitiennes Marsilio, l’une des principales maisons d’édition italiennes, associée au groupe Feltrinelli.
Arrigo Cipriani
Figure légendaire dans la lagune, propriétaire du Harry’s Bar. Son père Giuseppe avait fondé en 1931 cet établissement qui a accueilli Aristote Onassis, Ernest Hemingway, Orson Welles et tant d’autres. Et c’est son fils, un autre Giuseppe, qui gère les vingt-cinq restaurants portant l’emblème Cipriani dans le monde.
Tiziana Lippiello
Vice-directrice de l’université Ca’Foscari, sinologue et professeure de chinois.
Bruno Racine
Directeur du palais Grassi et de la Pointe de la Douane, les deux joyaux de la fondation Pinault sur le Grand Canal.
Roberto Cicutto
Président de la Biennale de Venise.
Massimo Cacciari
Philosophe et maire de Venise pendant douze ans (1993-2000 et 2005-2010).
Simone Padovani/ Awakening/ Getty Images
12 novembre 2019
Acqua alta exceptionnelle : la marée atteint la cote 187 dans la soirée
Karole Vail : L’acqua alta [les grandes marées qui inondent régulièrement Venise] nous a pris par surprise. On s’attendait à une marée assez haute, mais la force des courants et du vent a rendu la montée des eaux encore plus alarmante. Nos collections n’ont pas été touchées car elles sont bien protégées, mais il y a eu des dégâts considérables à la billetterie et à la boutique. Le musée [Guggenheim] a été fermé pendant une semaine.
Jérôme Zieseniss : D’abord, on entend à l’aube les plaintes sinistres des sirènes indiquant la hauteur maximum prévue : 110, 120, 130, 140 centimètres. J’habite en bordure d’un canal. À 140, cela signifie que j’aurai quelques centimètres d’eau dans l’entrée. Mais au lieu de s’arrêter comme prévu vers 10 heures, la marée a continué à monter, poussée par des vents de 100 km/h. Elle n’a commencé à redescendre que vers l’heure du déjeuner. Elle est revenue dans la soirée de manière encore plus violente. Quand on a 60 cm d’eau (salée) au rez-de-chaussée, qui entre dans les chambres, les magasins, les restaurants, les églises… vous imaginez les dégâts. Sur le Zattere [le quai qui fait face à l’île de la Giudecca], le grand kiosque à journaux historique a été emporté par le courant et a coulé.
Emanuela Bassetti : Sentiment de totale impuissance. Notre bibliothèque a été inondée. Sur 50 000 livres, nous avons eu la douleur indicible d’en perdre plus de 6 000 quand les flots sont passés par-dessus les barrières de protection.
Arrigo Cipriani : J’habite à Venise depuis quatre-vingt-huit ans et j’ai toujours vécu dans la lagune. L’eau est la vie de cette cité. Elle en est le sang, notre richesse. Enfant, avec des copains, nous jouions en bottes lors des grandes marées à qui ferait les gerbes les plus hautes. L’acqua alta du 12 novembre a gagné 40 centimètres de hauteur au cours de la dernière demi-heure car elle était poussée par des vents de 120 km/h. J’ai vu, au sud de la Giudecca, certaines rives dévastées par de très hautes vagues. Des embarcations ont rompu leurs amarres et ont fini sur les quais.
23 février 2020
Arrêt du Carnaval de Venise à cause du Covid-19
Emanuela Bassetti : J’ai vécu toute cette période après le 23 février strictement confinée dans ma maison. Quand j’ai pu finalement sortir, c’est horrible à dire, mais je n’avais jamais vu une Venise aussi belle. J’ai ressenti une forte émotion esthétique devant ces places d’une beauté intense et vides de touristes. J’avais l’impression de les découvrir pour la première fois.
Karole Vail : Paradoxalement, le confinement nous a fait passer d’un extrême à l’autre. D’une cité envahie par un nombre insensé de touristes à zéro. Un calme étrange, presque angoissant et surréaliste, s’est emparé de la ville. L’eau des canaux, qui était glauque, est redevenue très verte. J’ai dû mettre notre personnel, composé de quarante-cinq personnes, en chômage partiel, en ne conservant que les gardiens chargés de la sécurité. Dans les jardins, les sculptures ont été recouvertes de plastique de protection, qui les faisaient ressembler à de drôles de fantômes, assez comiques.
Jérôme Zieseniss : J’en ai profité pour avancer dans la rédaction de mon ouvrage sur la renaissance du palais royal qui sera publié au printemps 2021, quand nous ouvrirons les nouvelles salles de ce splendide édifice, place Saint-Marc. Nous avons restauré vingt-sept pièces. Vous n’imaginez pas les trésors de diplomatie que j’ai dû déployer. Le plus dur a été de faire sortir les quatre administrations qui occupaient ces pièces. Combien de ministres de la culture successifs ai-je dû aller voir à Rome pour leur demander de nous aider à surmonter les résistances des directeurs locaux qui voulaient continuer à dire à leurs visiteurs : « Je vous attends dans mon bureau place Saint-Marc. »
Tiziana Lippiello : J’ai découvert une ville à la fois mélancolique et très belle, une cité fascinante comme nous avions oublié de la voir. L’impression de se trouver à une autre époque. 2020 est une année importante. Les Vénitiens ont tous la volonté de vivre autrement. Pas un seul qui ne me le dise.
19 mai
Venise en pleine quarantaine
Bruno Racine : Venise telle que je n’aurais jamais imaginé la voir : vide, silencieuse, spectrale, pas âme qui vive, sous une pluie battante. C’est ainsi que je l’ai redécouverte le soir de mon arrivée, le 19 mai, en pleine quarantaine, pour prendre mes fonctions au palais Grassi. La Sérénissime, plaque tournante du commerce avec l’Orient durant des siècles, avait pourtant subi maintes épidémies de peste au cours de sa longue histoire : les églises édifiées pour en célébrer la fin – le Redentore de Palladio [la basilique du Rédempteur sur la Giudecca] et la Salute de Longhena [la basilique Sainte-Marie-du-Salut au sud du Grand Canal] – perpétuent le souvenir de ces calamités dévastatrices.
Roberto Cicutto : Reporter les biennales d’architecture et d’art, la première à 2021, la seconde à 2022, n’a pas été une décision facile à prendre. Dès mon installation, j’ai consulté par Zoom les 200 participants, pays et commissaires d’exposition. Certains proposaient de les tenir sur Internet. Nous nous y sommes fortement opposés. Les biennales sont des moments uniques de confrontation avec le public. Le report de ces deux manifestations a libéré l’espace des Giardini [le parc qui accueille les pavillons nationaux]. Nous avons donc décidé que le pavillon central abriterait une exposition sur les passages les plus significatifs de l’histoire de la Biennale, pour ses 125 ans.
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3 juin
Fin du confinement en Italie
Bruno Racine : J’ai eu la chance de voir renaître la ville. D’abord à tout petits pas, lorsque les Vénitiens ont commencé à sortir, ensuite lorsqu’ils ont pu retirer le masque à l’extérieur, enfin lorsque les bars et les restaurants ont été autorisés à déployer leurs premières tables. Puis sont arrivés, le week-end, les habitants de la région, dont la maîtrise de l’épidémie était donnée en modèle, émerveillés d’avoir pour eux seuls tant de beauté. À partir de juin, les Italiens de toute la péninsule ont pu repointer le bout du nez, tandis que les langues étrangères, naguère omniprésentes, refaisaient timidement entendre leur accent.
Karole Vail : Après quatre-vingt-six jours de fermeture, nous avons rouvert à partir du 3 juin, mais le week-end seulement parce qu’il n’y avait pas suffisamment de touristes. Nous avons cependant dû renoncer à tenir cette année l’exposition « Migrating Objects » qui présentait trente-cinq œuvres d’art d’Afrique, d’Océanie et des Amériques mais nous maintenons [du 17 octobre 2020 au 11 janvier 2021] celle sur un artiste abstrait vénitien, Edmondo Bacci, qui a réalisé des tableaux magnifiques, avec des couleurs étonnantes. Nous estimons de notre devoir, comme institution vénitienne, de faire connaître cet enfant du pays.
Arrigo Cipriani : Le [restaurant] Harry’s Dolci à la Giudecca a rouvert le 15 juin parce qu’il dispose d’espaces en terrasses. Pour celui de Saint-Marc, nous avons finalement pu obtenir 1,5 mètre de distance entre les tables au lieu de 4 mètres, ce qui aurait rendu son exploitation impossible. À New York où nous exploitons quatre restaurants, deux hôtels, six salles de réunion, presque tout a été fermé et 2 100 de nos 2500 employés ont été mis en chômage technique. L’administration américaine nous a immédiatement soutenus. Si les aides annoncées par le gouvernement italien et l’UE se font attendre, il sera trop tard et l’Italie, qui est l’âme de l’Europe, risque de tomber en faillite.
24 juin
Les parasols autorisés place Saint-Marc
Massimo Cacciari : Je suis indigné par la levée de boucliers des prétendus « puristes » qui s’opposent au déploiement de parasols carrés, couleur crème, de trois mètres sur trois, pour protéger les consommateurs des cinq cafés historiques de la place Saint-Marc. Le Florian, I Quaddri, Lavena, Aurora et Chioggia ont fait l’histoire de cette ville. Si les touristes ne reviennent pas, Venise est finie. Si ces derniers veulent s’asseoir à l’ombre, donnons-leur de l’ombre et cessons de jouer aux crétins se prétendant intellectuels.
Jérôme Zieseniss : Réjouissons-nous que restent fermées les odieuses boutiques de pacotilles vendant des verroteries chinoises qu’on fait passer pour de l’artisanat de Murano. Avec leur longue théorie de magasins fermés, les calle du Rialto à Saint-Marc sont le reflet d’une détresse salutaire. Si le tourisme de masse ne revient pas de sitôt, ce sera un bien pour la ville.
10 juillet
Premier test des digues contre l’acqua alta
Karole Vail : On nous dit que les digues mobiles fonctionneront à partir de l’automne prochain, qu’il n’y aura plus d’acqua alta. Je le croirai quand je le verrai.
Jérôme Zieseniss : Le Mose [les digues mobiles] est indispensable, sauf si l’on pense comme Donald Trump que le réchauffement climatique est une fake news. Après cinquante-quatre ans de discussions et de concussions, et six ou sept milliards [d’euros] d’argent public investi, la levée des barrières aux trois entrées de la lagune a été un succès et on nous affirme qu’il en sera de même par mauvais temps cet automne. Un ami me disait il y a quelques années : « La seule chose qui n’a jamais varié avec le Mose, c’est que ce sera prêt dans deux ans. »
Arrigo Cipriani : Cet ouvrage inutile qu’on appelle le Mose a coûté 5,5 milliards [d’euros]. Pour justifier des travaux d’un tel montant, il faudrait qu’une marée d’au moins quatre mètres de haut submerge Venise, ce qui est impensable. Mais voilà : depuis 1966, de nombreux hommes politiques pensent qu’on se souviendra d’eux comme les sauveurs de la ville. On a vu le 10 juillet que cet ouvrage commence déjà à montrer des signes de vétusté. De nombreuses digues portent des traces de rouille et les charnières des parois ont été faites avec un matériau de piètre qualité. En outre, on n’élèvera les digues que lorsque la marée atteindra 110 centimètres. Savez-vous que la place Saint-Marc est à 90 cm de hauteur, comme la basilique ? En d’autres termes, le système n’est pas conçu pour les protéger.